Il existe en Sardaigne, et cela saute aux yeux du premier regard averti, une dialectique de la montagne et de la mer. La garrigue et le maquis se jettent dans la Méditerranée à corps perdu ; et si la vie y semble paisible c’est que l’homme a été domestiqué par son environnement : entre le village perché et le port une vie pieuse s’est développée où les relations entre les deux mondes sont pusillanimement tenues dans un grand livre des comptes et des échanges.
Cette subtilité demeure complètement inconnue au touriste qui a fait résolument le choix de la mer et de ses plages, sortant d’une amnésie complète qui le prend au tarmac de l’aéroport uniquement lorsqu’il aura investi la chambre d’hôtel climatisée qui l’attend dans la station balnéaire de son choix. Entre les deux les montagnes intérieures n’auront été qu’une longue route sinueuse, fatigante et torride : les courbatures de ces heures de conduite resteront l’unique souvenir de son passage dans ces belles terres plantées de pierres, de buissons, de chênes, de pins et d’oliviers selon les étages de la montagne où se succèdent cols, plateaux et sommets. C’est à peine si passé la première baignade il se remémorera ému des chaos granitiques entraperçus par les hublots de son avion à proximité de la piste d’atterrissage.
Dès le premier soir de notre arrivée à notre hôtel perché à mi chemin d’un à pic vertigineux qui domine l’entrée septentrionale du golfe d’Oghliastra, je fis la connaissance d’un fier bouc. C’est une petite fille qui le désigna du doigt alors que de profil, sur la partie sommitale de la montagne, la tête crânement tournée dans notre direction, il faisait face à la mer dos au soleil couchant dont les rais de lumière rasante le révêtaient d’une aura prestigieuse et sereine. Je le revis chaque soir à la même heure posté sur la montagne comme en un défi lancé à la mer.
Il abandonnait son poste à la nuit tombante, alors que nous rentrions du restaurant, en une volte face noble et arrogante. Je pouvais entendre le dialogue qu’il tenait avec la mer et les supplications de la terre pour qu’il reste auprès d’elle. Mais pour lui n’existait que la confrontation avec la vaste étendue d’eau et l’horizon.
Les pentes orientales de la Sardaigne sont vertigineuses et plongent subitement dans la mer, n’offrant à celui qui s’y engage que la possibilité de s’y jeter en une course folle, effrénée : la moindre tentative d’arrêt se solderait par une chute mortelle et il fallait bien l’agilité d’un caprin pour se mouvoir sur ces pentes sans se tordre le cou avant même d’avoir atteint les premières vagues.
Le mutisme dans lequel le bouc s’était enfermé était inviolable, si bien que la mer n’avait même pas besoin de contrecarrer les arguments de la terre. Seul le défi lancé par la mer le préoccupait : « Lâche, lui disait elle ! Jamais tu n’oseras m’affronter. Lâche ! ». La confrontation durait depuis longtemps déjà : « il diavolo » était le surnom que lui avaient donné les villageois, habitués à ses frasques vespérales. Et c’était bien l’image du diable en personne que donnait à voir ce bouc avec ses cornes, ses sabots fendus et sa queue frétillante d’excitation et d’énervement, qui se détachaient des rayons de soleil couchant.
Cette lâcheté qui lui était jetée à la figure, il la ruminait chaque nuit et chaque jour jusqu’au soir tombant où il rejoignait sa vigie. Alors l’affrontement pouvait commencer. Le bouc restait silencieux essuyant toutes les provocations, toutes les avanies : pour la première fois c’était la mer qui m’apparaissait diabolique dans ce duel inégal. « Il diavolo » n’était en fait qu’un surnom antithétique tant son courage était pur et sa folie engagée : ainsi en va-t-il en Sardaigne comme dans toutes les campagnes, « il nero » sera le sobriquet attribué au plus blond des villageois et « il biancho » au plus basané.
C’est en revenant d’un dîner tardif qu’en sortant de la voiture nous entendîmes comme un grondement, un éboulement de pierres dont les premiers échos de la mer se firent entendre rapidement : « il diavolo » avait franchi le rubicon, il s’était élancé à l’appel de la mer et rien désormais ne pouvait plus l’arrêter. En un battement de cil il avait dévalé la montagne et c’est à peine si je l’entendis, au milieu du chaos de pierre qu’il entraînait avec lui, alors qu’il retournait une dernière fois sa tête vers la terre pour lui adresser ces mots qui sont restés gravés en moi avant qu’il ne plonge dans l’eau salée : « Le vrai courage, Terre, aurait été de rester près de toi … je m’en rends bien compte à présent qu’il est trop tard ! ». Nous le voyions alors nager et gagner le large, laissant sur sa droite le dernier refuge que la Terre pouvait lui offrir : deux petites îles tenaient l’entrée du golfe. Aide désespérée qu’il ignora superbement en un fatum tragique, ses cornes torsadées disparaissant les dernières à l’horizon alors que la lune se levait.