vendredi 2 août 2013

La Folle Journée ou La Controverse de l'Historien, du Journaliste et du Citoyen (tragédie burlesque en un acte et un épilogue) 1.1


ACTE 1 – SCèNE 1
 
Bouvard et Pécuchet entrent en scène en devisant gaiement du sort des juifs en France durant le second conflit mondial
 
Bouvard – Pourquoi vous pencher sur les 75 % de juifs qui, en France, ont survécu aux rafles et aux camps d’extermination ?
 Pécuchet – Je tiens ce chiffre des travaux de Serge, qui font autorité. Mais il restait à faire un travail d’analyse pour comprendre comment les trois quarts des 330 000 juifs qui vivaient en France en 1940 ont pu survivre. Attention, il ne s’agit en aucun cas de minimiser le sort des 80 000 juifs qui ont été tués : ils sont présents jusqu’à la dernière page de mon livre. Mais, quand on compare ce qui est comparable, on voit qu’en Hollande 80 % des juifs sont morts, en Belgique près de 45 %, mais en France, 25 %.
Bouvard – Cela reste énorme…
Pécuchet – Bien sûr. Mais il faut noter qu’à l’exception des 7 ou 8 % qui ont fui en Suisse ou en Espagne, au moins 200 000 juifs restés sur le territoire ont pu échapper aux arrestations. Et ce n’est pas l’action de résistance civile des 3 500 Justes - ces Français ayant sauvé des juifs et sur lesquels j’ai déjà travaillé - qui suffit à l’expliquer. Il fallait donc décaler le regard et s’intéresser aux juifs eux-mêmes. Je l’ai d’abord fait « au ras des pâquerettes » en m’appuyant sur des dizaines de témoignages. Puis en détaillant les causes, qui sont complexes.
Bouvard – Un cliché à dissiper est de croire que tout le monde se cachait…
Pécuchet – Oui. Tout le monde a en tête l’histoire d’Anne Frank, cachée dans un appartement d’Amsterdam. Il y a bien sûr ce coiffeur du 5e arrondissement de Paris qui a passé deux ans dans une chambre de bonne. De 1940 à 1944, un Français sur trois a quitté son domicile pour la campagne, et les juifs ont suivi le mouvement. Mais j’ai voulu montrer la diversité de ces mouvements de dispersion, et toutes ces microtactiques, le système D, qui ont permis de contourner la persécution. Le décret de la fin 1940 excluant les juifs de la fonction publique, certains changent de métier, donnent des cours privés, s’embauchent dans l’agriculture, qui n’est pas fermée aux juifs. En fait, la plupart des gens vivaient au grand air.
Bouvard – Avec tout de même une grosse disparité entre juifs français et étrangers…
Pécuchet – Oui. Chez les Français israélites, le taux de survie s’élève à 90 % : intégrés de longue date, ils ont de la famille en province, des amis, des relations, les moyens de se retourner - notamment financiers, car l’argent est un gros facteur de discrimination. Mais il faut voir que, chez les juifs étrangers, le taux de survie est tout de même de près de 60 %, donc élevé, comparé aux hécatombes du reste de l’Europe.
Bouvard – Quelles raisons se sont ajoutées pour expliquer le phénomène ?
Pécuchet – Il y a l’espace rural français, l’existence d’une zone libre, la tradition chrétienne, l’héritage républicain, le patriotisme. L’entraide des Français a été réelle, surtout après les rafles de l’été 1942, qui sont un tournant avec la montée d’un silence de non-dénonciation. Et puis il y a le régime de Vichy lui-même : ce n’est pas un bloc, des gens, de l’intérieur, aident. Le maintien d’un État français donne des marges de manœuvre, et l’essor d’une politique sociale aura permis à des réfugiés d’origine juive de bénéficier de subsides.

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