ACTE
1 – SCèNE 1
Bouvard et Pécuchet entrent en scène en
devisant gaiement du sort des juifs en France durant le second conflit mondial
Bouvard – Pourquoi vous pencher sur les 75
% de juifs qui, en France, ont survécu aux rafles et aux camps d’extermination
?
Pécuchet – Je tiens ce chiffre des
travaux de Serge, qui font autorité. Mais il restait à faire un travail
d’analyse pour comprendre comment les trois quarts des 330 000 juifs qui
vivaient en France en 1940 ont pu survivre. Attention, il ne s’agit en aucun
cas de minimiser le sort des 80 000 juifs qui ont été tués : ils sont présents
jusqu’à la dernière page de mon livre. Mais, quand on compare ce qui est
comparable, on voit qu’en Hollande 80 % des juifs sont morts, en Belgique près
de 45 %, mais en France, 25 %.
Bouvard – Cela reste énorme…
Pécuchet – Bien sûr. Mais il faut noter
qu’à l’exception des 7 ou 8 % qui ont fui en Suisse ou en Espagne, au moins 200
000 juifs restés sur le territoire ont pu échapper aux arrestations. Et ce
n’est pas l’action de résistance civile des 3 500 Justes - ces Français ayant
sauvé des juifs et sur lesquels j’ai déjà travaillé - qui suffit à l’expliquer.
Il fallait donc décaler le regard et s’intéresser aux juifs eux-mêmes. Je l’ai
d’abord fait « au ras des pâquerettes » en m’appuyant sur des dizaines de
témoignages. Puis en détaillant les causes, qui sont complexes.
Bouvard – Un cliché à dissiper est de
croire que tout le monde se cachait…
Pécuchet – Oui. Tout le monde a en tête
l’histoire d’Anne Frank, cachée dans un appartement d’Amsterdam. Il y a bien
sûr ce coiffeur du 5e arrondissement de Paris qui a passé deux ans dans une
chambre de bonne. De 1940 à 1944, un Français sur trois a quitté son domicile
pour la campagne, et les juifs ont suivi le mouvement. Mais j’ai voulu montrer
la diversité de ces mouvements de dispersion, et toutes ces microtactiques, le
système D, qui ont permis de contourner la persécution. Le décret de la fin
1940 excluant les juifs de la fonction publique, certains changent de métier,
donnent des cours privés, s’embauchent dans l’agriculture, qui n’est pas fermée
aux juifs. En fait, la plupart des gens vivaient au grand air.
Bouvard – Avec tout de même une grosse
disparité entre juifs français et étrangers…
Pécuchet – Oui. Chez les Français
israélites, le taux de survie s’élève à 90 % : intégrés de longue date, ils ont
de la famille en province, des amis, des relations, les moyens de se retourner
- notamment financiers, car l’argent est un gros facteur de discrimination.
Mais il faut voir que, chez les juifs étrangers, le taux de survie est tout de
même de près de 60 %, donc élevé, comparé aux hécatombes du reste de l’Europe.
Bouvard – Quelles raisons se sont ajoutées
pour expliquer le phénomène ?
Pécuchet – Il y a l’espace rural français, l’existence d’une zone libre,
la tradition chrétienne, l’héritage républicain, le patriotisme. L’entraide des
Français a été réelle, surtout après les rafles de l’été 1942, qui sont un
tournant avec la montée d’un silence de non-dénonciation. Et puis il y a le
régime de Vichy lui-même : ce n’est pas un bloc, des gens, de l’intérieur,
aident. Le maintien d’un État français donne des marges de manœuvre, et l’essor
d’une politique sociale aura permis à des réfugiés d’origine juive de
bénéficier de subsides.
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